Jungle impénétrable à perte de vue ; immenses fleuves aux eaux teintées de rouge ; distilleries aux noms mystérieux accueillant les derniers alambics en bois de la planète… Voyage en terre de Rhum.

 

Où sommes-nous ?

Si le Rhum est synonyme d’exotisme, certaines îles ou régions productrices sont particulièrement aptes à stimuler l’imagination. Et la Demerara a toujours su exercer une fascination sur les esprits des dégustateurs d’eaux-de-vie de canne à sucre. Il faut reconnaître que le décor s’y prête. Pour nos lecteurs qui ne seraient pas familiers avec la géographie sud-américaine, commençons par nous saisir d’une carte. La Demerara est un fleuve qui coule au Guyana. De son nom complet, République Coopérative du Guyana, ce petit pays du Nord de l’Amérique du Sud est une ancienne colonie Britannique ayant accédée à l’indépendance en 1966. Si la Demerara est le plus petit des 3 fleuves majeurs du pays, il en est néanmoins le plus connu chez les amateurs de Rhums. En effet, ses berges accueillirent un nombre considérable de distilleries de Rhum. Certaines sources avançant des chiffres supérieurs à 150 au cœur du 19ème siècle !

Les Rhums de la Demerara

Mais pourquoi diable tant de distilleries dans une région si peu hospitalière ? On imagine sans peine le casse-tête logistique pour mettre sur pied une industrie aux proportions colossales sous la canopée de la jungle tropicale ! Comme toujours avec le Rhum, tout cela est éminemment lié à la culture massive de sa matière première : la canne à sucre. Or, le Guyana, avec son territoire généreusement irrigué de nombreux fleuves et des sols riches en alluvions, dispose d’un terroir idéal pour produire une canne, et donc un sucre, de premier ordre.

Comme dans tout le reste de la Caraïbe, le Guyana a longtemps appliqué (et continue encore aujourd’hui) le modèle économique traditionnel de production du Rhum. Tout commence par des champs de cannes dont la culture sert à produire du sucre. Après raffinage, le producteur dispose d’un côté de la cassonade et de l’autre, la mélasse. Et le meilleur moyen de valoriser cette dernière consiste à produire du Rhum. Ainsi, chaque usine sucrière disposait d’une distillerie sur site pour transformer la presque vulgaire mélasse en une précieuse eau-de-vie. Rien ne se perd, tout se transforme. Notons au passage, que le sucre du Guyana gagna ses lettres de noblesse dès le 19ème siècle. En effet, la colonie britannique exportait un sucre très aromatique de couleur légèrement rouge, dénommé « Demerara Sugar ». Un sucre dont la réputation dépassait largement les frontières de l’Empire. Aujourd’hui encore ce terme, devenu générique, est toujours apposé sur des paquets de sucre en provenance du monde entier comme gage de qualité.

Entre alors en scène la Royal Navy. Certains de nos lecteurs ne sont pas sans savoir que, jusqu’au 31 Juillet 1970, tous les matelots de la Marine Royale Britannique se voyaient verser une ration quotidienne de Rhum de 50cl. Or, si les Britanniques ont dominé la moitié de la planète pendant 2 siècles, ce fut notamment grâce à leur flotte militaire. Et abreuver tous ces marins exigeait une quantité prodigieuse de Rhum. Pas moins de 50 millions de litres par an ! Et le premier fournisseur de l’Amirauté était le Guyana. À son apogée, ce modeste territoire d’Amérique du Sud produisait à lui seul plus de 20% des besoins de l’immense armada de Sa Majesté.

Les alambics en bois

Non vous n’avez pas la berlue. Oui, vous avez bien lu. Il existe en effet des alambics en bois ! Et il s’agit là d’une spécificité exclusive au Guyana. En effet, ces alambics en bois sont construits à partir d’une essence d’arbre endémique du pays nommé le « greenheart wood ». Bois naturellement imputrescible et antifongique, il est l’un des plus denses et des plus résistants au monde. Si de nos jours, il est principalement utilisé en charpenterie navale, il a beaucoup servi à la construction d’alambics au Guyana pendant tout le 19ème siècle.

Pourquoi ? Malheureusement, cette question n’a pas de réponse claire ou définitive. Certains avancent une pénurie de métaux dans la région ayant poussé les distilleries à trouver une solution de remplacement. D’autres estiment que ces alambics en bois sont le fruit d’une longue tradition locale et que la confection d’un alambic en bois plutôt qu’en cuivre a toujours été une option pour les distillateurs du Guyana. Toujours est-il qu’en 1880, alors que le pays compte encore 109 distilleries, les estimations les plus documentées avancent que 60% d’entre elles étaient équipées d’un alambic bois ou « vat still » (« vat » signifie cuve en Anglais). Le terme fait référence à la structure de ces alambics dont le corps est construit en douelles de bois leur donnant une forme de cuve. On coiffe ensuite cette cuve d’un chapiteau et d’un col de cygne en cuivre, comme pour tous les alambics à repasse traditionnels. Bien évidemment, ces alambics ne sont pas chauffés à la flamme nue (!) mais par injection de vapeur. À l’heure où nous écrivons ces lignes, la dernière distillerie du Guyana, située sur les berges de la Demerara, possède les 3 derniers alambics en bois en fonctionnement dans le monde. Entretenus avec le plus grand respect, ces vestiges du passé continuent à produire des Rhums au profil aromatique distinctif qui leur confère un statut culte chez les amateurs en quête de Rhums à nul autre pareils. Portrait de famille.

Le double « vat still » Port Mourant

Probablement l’alambic producteur de Rhum le plus connu dans le monde. Pourquoi double « vat still » ? Cela tient à sa configuration de 2 alambics simples branchés en série, le col du cygne du premier plongeant dans le second avant que les vapeurs ne rejoignent un retord puis le condenseur. Cette configuration d’alambic, unique au monde, produit un distillat lourd et huileux avec une note d’amende verte tout à fait caractéristique qui reste identifiable même dans un assemblage. L’alambic Port Mourant coule un Rhum qui titre environ 85%vol.

La date de 1732 est souvent avancée comme l’année de construction de l’alambic Port Mourant. En effet, cette date est gravée sur une des pièces en cuivre de l’alambic. Mais la réalité nous dépeint un tableau différent. En effet, la distillerie Port Mourant, du nom de son fondateur Stephen Mourant, est née entre 1813 et 1821. Est-ce que ce double « vat still » provenait d’une distillerie antérieure dont nous avons perdu la trace ? Le mystère reste entier…

Le « vat still » simple Versailles

Construit au début du 19ème siècle, l’alambic Versailles tire son nom du domaine éponyme, fondé le Français Pierre l’Amirault, à la fin du 18ème siècle. Cet alambic au col de cygne cabossé et noirci par l’usure se présente comme un « demi » alambic Port Mourant. Il se compose d’une seule cuve en bois surmontée d’un col de cygne qui déverse ses vapeurs dans un retord, puis un condenseur. L’alambic Versailles produit un distillat qui coule également aux environs de 85%vol. Son profil aromatique, un peu plus léger et délicat que son « frère double », fait montre d’une élégance qui lui vaut d’être tenu en haute estime par les dégustateurs avertis.

La colonne Enmore

Construite en 1880 sur la plantation du même nom, elle est conçue sur le modèle de colonne de distillation de type Coffey (cf. notre article sur la fabrication du Rhum), elle est comme ses 2 frères construite en « greenheart wood ». Ses plateaux sont eux, bel et bien en cuivre et n’ont pas été changé depuis sa construction. À la différence de toutes les autres colonnes de distillation dans le monde, sa section est carrée, par conséquent les plateaux de la colonne Enmore sont carrés et non ronds. Elle est l’unique colonne Coffey en bois au monde. Le distillat qu’elle produit, précis et très complet, dote les Rhums Enmore d’une qualité aromatique très recherchée des grands amateurs.

 

Dans un monde qui érige la modernité en valeur cardinale, c’est une chance inestimable de pouvoir goûter à ces eaux-de-vie qui, sans gardiens pour veiller sur leur survie, seraient depuis longtemps englouties dans les méandres de l’Histoire…

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