Selon que le Rhum va vieillir sous les latitudes où il a été produit ou à des milliers de kilomètres de son lieu de naissance, le résultat dans notre verre sera fondamentalement différent. Et cela n’est pas dû au hasard ! Explications.
Avec le développement du marché global du Rhum, les consommateurs sont en demande d’informations plus précises sur leur boisson favorite. Et beaucoup de producteurs se prêtent au jeu. Ainsi, voit-on apparaître sur les étiquettes des détails de plus en plus exhaustifs. Notamment en matière de vieillissement où certaines marques mentionnent si le vieillissement du Rhum embouteillé s’est déroulé sous des latitudes tropicales ou européennes (dites « continentales »). Le cas échant, le sens du détail est poussé jusqu’à indiquer le temps de maturation tropicale puis continentale (notamment pour Mezan). Mais pourquoi Diable le lieu où a vieilli le Rhum a-t-il autant d’importance ? Et pourquoi certaines personnes ne jurent que par l’un ou l’autre type de vieillissement ?
Commencer par l’Histoire, toujours
Dès ses origines, le Rhum fût un spiritueux d’exportation. La très vaste majorité de la production Caribéenne avait pour destination finale l’Europe continentale et ses consommateurs. Ainsi, le Rhum, fraîchement entonné, quittait les îles qui l’avaient vu naître, pour une traversée de l’Atlantique. Une fois ce périple accompli, le Rhum était mis en vieillissement jusqu’à qu’il atteigne la maturité souhaitée.
Avec la fin de l’esclavage puis l’accès à l’indépendance des anciennes colonies européennes dans les Caraïbes, le Rhum cesse d’être un produit uniquement d’exportation. Installé dans le paysage caribéen depuis plusieurs siècles, il devient un élément indissociable des cultures insulaires et un marché local se développe en parallèle des débouchés à l’export. C’est alors que l’on constate des différences majeures entre les Rhums de vieillissement tropical et continental. Avec la chaleur constante des latitudes caribéennes, le premier se pare d’une robe plus sombre que le second et il développe également plus d’arômes associés au bois. Mais la maturation des eaux-de-vie va bien au-delà la simple extraction d’éléments organoleptiques du chêne.
Une affaire de climat
Le vieillissement du Rhum est un sujet complexe (dont nous avons abordé les bases dans cet article). Il ne suffit pas de remplir un fût de chêne avec une eau-de-vie de canne à sucre puis de « l’oublier » pendant quelques années pour obtenir un résultat satisfaisant. La discipline, à mi-chemin entre science et art, nécessite de nombreuses connaissances et compétences pour conduire un élevage digne de ce nom.
L’approche continentale, un choix pragmatique
Paul McFayden, directeur de marque chez l’embouteilleur indépendant français Planteray, rappelle que l’apport du chêne pendant le vieillissement est évidemment important. Sous les tropiques, l’extraction des composés aromatiques du chêne est beaucoup plus rapide qu’en Europe. Ce phénomène a amené beaucoup de producteurs à argumenter que le vieillissement aux Antilles est 3 fois plus rapide qu’en Europe. C’est en partie vrai, mais c’est aller un peu vite en besogne que de se contenter de cette affirmation. En effet, cela ne représente qu’une partie des multiples transformations que va subir le Rhum pendant sa maturation. Moins connue, la réduction oxydative est autre élément clef du vieillissement. Or, il n’existe tout simplement pas de moyen d’accélérer ce processus. En élevant des fûts de Rhum dans des conditions relativement froides, la vitesse d’extraction du chêne est considérablement ralentie. En conséquence, le processus de réduction oxydative peut se poursuivre longtemps au-delà du point où, sous les Tropiques, le Rhum aurait souffert d’une sur-extraction du chêne.
Mais le vieillissement continental ne se contente pas seulement d’allonger le potentiel de vieillissement du Rhum. En effet, les embouteilleurs indépendants n’hésitent pas à créer différentes conditions atmosphériques dans leurs chais pour faire émerger des profils aromatiques variés. Un chai sec va permettre un ratio d’évaporation équilibré entre l’éthanol et l’eau. A contrario, un chai humide va limiter l’évaporation d’eau mais le taux d’alcool volumique du fût va chuter rapidement. En surveillant étroitement les fûts et en les déplaçant d’un chai à l’autre, les embouteilleurs indépendants peuvent donc créer toute une gamme de profils aromatiques en fonction de leurs besoins.
la méthode tropicale, la voie de l’authenticité
Mais les arguments en faveur du vieillissement tropical ne sont pas en reste. Luca Gargano, célèbre patron de l’embouteilleur indépendant italien Velier, fût l’un des premiers défenseurs du vieillissement tropical. C’est une question de cohérence et d’authenticité : un Rhum de la Jamaïque doit vieillir à la Jamaïque pour prétendre à être vendu comme tel. C’est un point essentiel car le vieillissement tropical est un prolongement de la typicité d’un produit né dans les Caraïbes ; un élément important de son identité, de son terroir. Selon Luca Gargano, il est tout à fait possible de faire vieillir un Rhum Hampden ou Foursquare sous climat continental, mais ils ne devraient pas porter ces noms sur leur étiquette car ce ne sont plus des produits « originaux ». Les vieillir en Europe ne rendrait pas les produits soudainement mauvais, mais ils n’afficheraient plus leur caractère originel. Et c’est d’ailleurs pour ces raisons que de nombreux spiritueux (Scotch ou encore Cognac) imposent un vieillissement dans le pays de production.
Il ne faut pas non plus perdre de vue la dimension économique d’un tel choix. En effet, avec une part des anges entre 1,5 et 2% en Europe contre 8% ou plus sous les Tropiques, élever un Rhum dans la chaleur des Caraïbes coute évidemment plus cher qu’un Rhum élevé dans l’obscurité humide d’un chai de Bristol. Et le retour sur investissement est par conséquent plus difficile pour les Rhums de vieillissement tropical qui doivent être vendus à des tarifs plus élevés que leurs équivalents continentaux.