Plongée dans les arcanes d’une production unique au Monde

Avec l’émergence d’un engouement global pour les Rhums de Jamaïque, les amateurs ont découvert l’immense complexité des méthodes de production de l’île. Avec notamment la classification des Rhums selon des « marks ». Marks faisant référence à d’obscures molécules apparemment très importantes, et désignés par des acronymes plus obscurs encore. De quoi faire perdre leur latin aux geeks, même les plus volontaires…

 

Mais heureusement, La Maison Des Rhums est là ! Alors asseyez-vous confortablement, servez-vous un café bien serré et préparez-vous à un article qui mêlera chimie, législation et anecdotes historiques. Une lecture qui pourra sembler ardue ; mais croyez-nous, votre persévérance sera récompensée et à la fin, les Rhums de la Jamaïque n’auront plus de secret pour vous !

Définition

Pour faire très simple, un mark est un style de Rhum définit par sa concentration en esters. Les esters étant une famille de molécules aromatiques. Exprimée en grammes par hectolitres d’alcool pur (ou g/hlap pour les intimes), la présence plus ou moins importante d’esters va nous permettre d’établir une classification des différents Rhums Jamaïcains selon une échelle de concentration aromatique.
Cela vous paraît clair ? Tant mieux, car nous venons à peine d’effleurer la surface d’un sujet épineux et il serait vraiment simpliste de s’en tenir à cette définition. Car les marks sont bien plus que cela. Alors sans plus attendre, remontons aux sources du sujet, quelques centaines d’années en arrière.

Origine des marks en Jamaïque

Pour comprendre la nécessité qu’ont eu les producteurs de Rhums Jamaïcains de faire appel à un outil de classification comme les marks, il faut comprendre la structure du marché du Rhum aux 18ème et 19ème siècles. À cette époque, très peu de producteurs (pour ne pas dire aucun) embouteillent leur Rhum sous leur nom. Le verre est un matériau cher et fragile, supportant très mal les voyages en bateaux ; la mondialisation n’en est qu’à ses balbutiements ; réclame et publicité sont embryonnaires… Autant d’éléments qui font qu’il est infiniment plus pratique et rationnel de vendre son Rhum en vrac à des marchands de gros dans chaque pays. Marchands qui, avec leur connaissance des attentes des consommateurs locaux, auront la charge de vendre le Rhum sous diverses marques, à mêmes de séduire les aspirations gustatives des amateurs.

Paysage de la Jamaïque

Et c’est ici que les marks prennent tout leur sens. Car au 19ème siècle, les Rhums Jamaïcains sont très prisés des consommateurs européens et la Jamaïque est le premier producteur de Rhum au monde. Ainsi, les distilleries disposaient de tout un portfolio de Rhums élaborés selon différentes formules afin de satisfaire la demande des acheteurs du Vieux Monde. Les négociants s’approvisionnaient au près des distilleries en Rhums blancs puis les importaient jusqu’en Europe. Une fois parvenus à destination, les Rhums étaient vieillis et parfois assemblés avant d’être vendus sur le marché européen. Ces formules, ou marks donc, étaient créés en combinant plusieurs facteurs : matières premières mises en œuvre, temps de fermentation, méthode de distillation. Facteurs qui donnaient en sortie d’alambic, une large variété de Rhums plus ou moins concentrés en esters et donc, en arômes.

Afin de distinguer ces variétés, les distilleries donnaient aux marks des noms sous forme d’acronymes. STCE, LROK, WPE… Des sigles qui laisseront de marbre l’amateur occasionnel mais qui feront saliver les passionnés de Rhums Jamaïcains. Si ces acronymes peuvent sembler abscons, tous ont un sens. Parfois, ils sont purement descriptifs (WPE pour Worthy Park Extra) ; d’autres fois, ils font écho à des personnages clefs d’une distillerie (LROK pour Light Rum Owen-Kelly, maître distillateur de la distillerie Hampden au 19ème siècle). Chaque distillerie produit plusieurs marks (parfois plus d’une dizaine), chacun disposant de son propre acronyme. Il serait passionnant mais fastidieux de tous les recenser et nous n’allons donc pas nous pencher sur le sujet aujourd’hui.

Certains sont devenus tellement populaires qu’ils ont fini par dépasser le cadre de leur distillerie pour incarner un style plus général et en devenir la définition. Les marks Plummer et Wedderburn en étant les exemples les plus marquants.

Chimie des marks des Rhums de Jamaïque

Passé ce préambule historique, entrons désormais dans le vif du sujet ! Car ne perdons pas de vue que toutes ces affaires de marks et d’esters relèvent avant tout de la chimie moléculaire.

Cuve de fermentation en Jamaïque

D’une façon générale, chaque Rhum doit sa typicité gustative à un ensemble de molécules que l’on nomme congénères. Ces congénères peuvent appartenir à différentes familles : alcools supérieurs, aldéhydes, acides gras et… les fameux esters donc. Notons au passage que les esters ou les congénères ne sont pas une particularité des Rhums de Jamaïque. Toutes les boissons alcoolisées en contiennent. Les Rhums Jamaïcains en sont particulièrement riches, d’où leur spécificité.

Ces molécules vont se former pendant la fermentation et la distillation. Comme expliqué ici, la très vaste majorité des amateurs survolent complètement la phase de fermentation. Or, c’est sans nul doute la plus importante lorsque l’on s’intéresse à la formation des arômes présents dans un spiritueux. C’est aussi la plus complexe à appréhender ! Ainsi, nous allons tâcher d’être les plus clairs possible.

Reprenant un précédent article de notre blog (voir le lien ci-dessus), le principe de base de la fermentation est simple : il s’agit d’un processus biochimique durant lequel les sucres sont transformés en alcool par des microorganismes que l’on nomme levures dans un milieu où ces dernières sont partiellement privées d’oxygène. Cette métabolisation des saccharoses en éthanol s’accompagne également d’un dégagement de dioxyde de carbone générant un bouillonnement dans la cuve qui n’est pas sans rappeler les chaudrons des sorcières des contes de notre enfance ! Mais ce n’est pas le seul phénomène ayant cours pendant la fermentation. En parallèle, les alcools supérieurs et les acides gras vont se combiner pour créer une nouvelle famille de molécules : les esters.

Nous y voilà ! Il en existe de nombreux (nous y reviendrons) et ce sont eux qui sont responsables du goût fruité si typique des Rhums Jamaïcains. Les producteurs de l’île ont donc dès le 18ème siècle expérimenté diverses façons de développer la présence d’esters dans leurs cuves de fermentation. Et l’acidification du milieu fermentaire va se révéler extrêmement efficace. Les producteurs jamaïcains vont donc mettre en œuvre des techniques ayant pour but de faire baisser le PH de leur moût. Ils vont par exemple ajouter une petite quantité de vinasse (liquide résiduel au fond des alambics après distillation) de la distillation précédente mais aussi tout simplement… du vinaigre de canne. Parfois en quantité très importante, en fonction du niveau d’esters souhaité dans le produit fini. À titre d’exemple, certaines cuves de fermentation en Jamaïque peuvent contenir jusqu’à 40% de vinaigre !

Et lorsqu’il s’agit de pousser le curseur des esters au maximum (car il existe un maximum légal, comme nous le verrons plus bas), les producteurs vont faire appel à une seconde fermentation, acétique cette fois-ci. Au cours d’une fermentation acétique, l’éthanol et les sucres résiduels issus de la fermentation alcoolique sont à leur tour dégradés en acides acétiques et en acétates, qui sont ni plus ni moins des esters. C’est donc la combinaison de ces 2 fermentations dans un milieu particulièrement acide qui va permettre  de générer des concentrations en esters sans précédent.

Portrait de famille

Pour votre culture personnelle et afin de vous permettre de briller sans retenue lors des dégustations entre amis, faisons un rapide tour d’horizon des principaux esters que l’on retrouve dans Illustration d'une molécule aromatique contenue dans un Rhum de Jamaïqueles Rhums de Jamaïque.

Le plus connu est l’acétate d’éthyle (illustré ci-contre). Il représente entre 90 et 98% du total des esters contenu dans un Rhum Jamaïcain. Malgré ce chiffre impressionnant, l’acétate d’éthyle n’est pas le plus expressif ni le plus intéressant. Il est en revanche le plus léger et le plus volatil, donc le plus facile à déceler ; mais surtout, il sert de « support » aux autres esters. Cet ester apporte les notes florales et de fruits à chair blanche (poire notamment) aux Rhums qui en contiennent. Viennent ensuite le butyrate d’éthyle et l’acétate d’isoamyle. Un peu plus lourds et puissants, ils confèrent au Rhum les fameuses notes de fruits exotiques (ananas et banane) si recherchées par les amateurs. Enfin, les familles d’esters les plus lourds regroupent le caproate d’éthyle et le lactate d’éthyle. Ils apportent une touche beurrée et crémeuse au Rhum. Très peu volatils, ces esters sont imperceptibles au nez et se révèlent pleinement lors de la dégustation.

Pour conclure cette partie un brin austère, retenez que c’est la combinaison de toutes ces molécules qui vont définir l’identité d’un profil aromatique.

Législation des Rhums Jamaïcains

À présent, prenez un instant pour vous féliciter d’avoir survécu jusque-là ! Nous attaquons la dernière ligne droite de cet article où nous aborderons les aspects légaux qui régissent les marks.

En effet, depuis 1931 une loi Jamaïcaine, la « Rum Regulation Law« , encadre entre autre la production maximale de Rhum pouvant être produite à l’échelle du pays. Sachant que la Jamaïque fut le plus gros producteur mondial au 19ème siècle, on ne peut que saluer une initiative visant à éviter la surproduction et les dégâts irréparables qui en découlent. Elle pose aussi les bases de 4 grandes familles de Rhums, classés selon leur taux d’esters :
Common Clean (80 à 150 grammes d’esters par hectolitre d’alcool pur)
Plummer (150 à 300 g/hlap)
Wedderburn (300 à 700 g/hlap)
Continental Flavoured (700 à 1600 g/hlap)

Ainsi, chaque mark de distillerie s’inscrit au sein d’une des 4 grandes familles présentées ci-dessus. À titre d’exemple : Long Pond produit un Rhum de mark ITP (pour « Ive Trelawny Pot) qui affiche un taux d’esters entre 90 et 120 g/hlap. Il entre donc dans la catégorie des Common Clean de la classification gouvernementale. Notez par ailleurs que les 1600 g/hlap constituent bel et bien un maximum légal au-delà duquel il n’est pas possible de commercialiser un Rhum pour la consommation humaine. Le mark DOK de la distillerie Hampden (pour Dermot Owen Kelly), avec son taux plafonnant à 1600 g/hlap justement, est donc l’exemple le plus extrême de Rhum « High Ester » qui soit disponible sur le marché. Et pour l’anecdote, même à ces taux vertigineux, il est amusant de noter que nos précieux esters à qu’il l’on doit le goût du Rhum ne constituent en tout et pour tout que 0.8% du volume total d’une bouteille de 70cl !

 

Ici s’achève (pour l’instant) notre voyage en terres de Jamaïque. Nous espérons qu’il a été informatif et que les tenants et les aboutissants des marks sont désormais plus clairs pour vous. À très bientôt pour de nouvelles aventures !

Alambic traditionnel de Jamaïque

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