Dès la lecture du titre, on peut entendre les puristes s’époumoner : « Sucrer c’est tricher ! » ou encore « Si y’a du sucre, c’est pas du Rhum ! » Et on ne peut pas vraiment les blâmer. Cependant, la réalité est, comme toujours, plus nuancée. Car entre traditions, stratégies commerciales et attentes des consommateurs, l’édulcoration du Rhum ne date pas d’hier et peut-être motivée par de nombreuses raisons. C’est pourquoi La Maison des Rhums a décidé de se pencher sur ce sujet, ô combien controversé !
Qu’est-ce que l’édulcoration ?
L’édulcoration est une pratique qui consiste à ajouter du sucre, du sirop ou tout agent sucrant à une boisson alcoolisée après sa distillation. En ce qui concerne le Rhum, elle vise souvent à adoucir le goût du produit final, le rendant ainsi plus accessible aux consommateurs s’initiant à la catégorie ou à la recherche d’un profil particulièrement rond. Les quantités de sucre ajouté peuvent varier considérablement, allant de quelques grammes par litre à des concentrations beaucoup plus élevées.
Traditions, méthodes de production et marketing : le vrai du faux
L’édulcoration du Rhum n’est pas nouvelle et peut être intimement liée à une culture locale de production de Rhum. Ainsi, dans certaines régions ou îles productrices historiques, sucrer le Rhum faisait, ou fait encore partie intégrante, du processus de fabrication. Que ce soit par l’ajout de mélasse dans les fûts comme au Guyana, ou la confection de sirops de sucre (le « browning » à la Barbade) destinés à rejoindre le Rhum au moment de la mise en bouteille par exemple. Il en va de même pour les pays latino-américains où le sucre est un élément important de la culture gastronomique. Rien d’étonnant donc que l’on retrouve dans ces régions des Rhums plus ou moins édulcorés. Car cela répond aux attentes des dégustateurs locaux et n’a rien d’un subterfuge visant à plaire au plus grand nombre.
Par ailleurs, certains Rhums peuvent présenter des taux de sucre résiduels qui sont exclusivement dus aux méthodes de vieillissement. Si vous êtes des lecteurs assidus de notre blog, vous savez qu’il est possible d’utiliser un large éventail de fûts ayant contenus divers alcools avant de recueillir le Rhum. Dont des fûts de vin doux type Porto, Sauternes ou encore Madère. Et inévitablement ces fûts vont conférer une certaine sucrosité au Rhum. Un très bon exemple est le Ron Coloma, produit en Colombie. Si ces Rhums sont systématiquement embouteillés sans additifs ils vont afficher, selon les cuvées, entre 10 et 14 grammes de sucre par litre. La raison ? Une maturation partielle en ex-fût de liqueur de café.
En revanche, avec l’engouement croissant du Rhum depuis une décennie, de nombreuses marques se sont lancées sur le marché avec des grandes ambitions… et des produits calibrés en laboratoire pour mener une opération séduction redoutable et pas toujours très honnête. Ainsi les équipes marketing rivalisent de créativité pour nous proposer des produits aux « packagings » léchés, aux « story telling » enchanteurs et aux taux d’édulcoration à faire pâlir une canne à sucre… Un comble !
Et c’est là que le bât blesse. Car si le consommateur est libre de prendre du plaisir à déguster le spiritueux de son choix, il est également important qu’il puisse exercer le susnommé choix en toute connaissance de cause. Or, trop peu souvent encore, les producteurs jouent-ils spontanément la carte de la transparence en indiquant le taux de sucre ajouté. Ou pire, la présence d’arômes artificiels ou d’additifs. Oh les vilains mots ! Et c’est à ce moment qu’arrive l’Union Européenne armée du glaive de la Loi…
Les réglementations à l’échelle européenne et mondiale
Depuis 2021, le règlement européen CE 110/2008 définit précisément les critères nécessaires pour qu’un produit soit commercialisé sous la dénomination « Rhum« . Voici les principaux points :
Définition de base : Le Rhum est un spiritueux obtenu exclusivement par fermentation alcoolique et distillation de mélasses, de sirop de canne ou de jus de canne à sucre. Le distillat doit présenter des caractéristiques organoleptiques dérivées des matières premières utilisées.
Teneur en alcool : Le Rhum doit avoir une teneur en alcool minimale de 37,5 % vol.
Ajout de sucre : Pour un produit portant uniquement le terme « Rhum« , la quantité de sucre ajouté (mesurée en sucre inverti) ne doit pas dépasser 20 grammes par litre. Si cette limite est dépassée, le produit doit être commercialisé sous une autre appellation, comme « boisson spiritueuse« .
Interdictions : Toute addition d’alcool, d’arômes artificiels ou d’autres substances qui masqueraient la véritable nature du Rhum est strictement interdite sous l’appellation « Rhum« .
Ces règles visent à garantir une certaine uniformité et à protéger les consommateurs contre les pratiques trompeuses. Toutefois, il convient de noter que les Rhums produits hors de l’Union Européenne ne sont pas soumis à ces exigences, ce qui peut expliquer certaines disparités dans les produits importés. Pour le Rhum Agricole de Martinique, les choses sont claires depuis l’arrivée de l’AOC en 1996, qui interdit explicitement l’ajout de sucre. Il en va de même pour la Guadeloupe, Marie-Galante ou encore la Jamaïque.
Ailleurs, certaines distilleries comme Foursquare ou Mount Gay à la Barbade, ont individuellement adopté une position claire contre l’édulcoration. Elles mettent en avant des produits sans ajouts, revendiquant ainsi une authenticité et une transparence qui résonnent avec une partie des consommateurs. Pendant ce temps, d’autres producteurs semblent jouer à « cache-cache » avec le sucre, espérant que les consommateurs ne poseront pas trop de questions.
Les critiques et débats autour de l’édulcoration
Les détracteurs de l’édulcoration affirment qu’elle dénature le produit et trahit l’essence du Rhum en masquant ses caractéristiques naturelles. Selon eux un bon Rhum devrait, sans avoir besoin d’artifices, refléter la qualité de la matière première, du processus de fermentation et du vieillissement en bref, du savoir-faire du producteur.
D’un autre côté, les défenseurs de cette pratique soutiennent qu’elle peut être légitime si elle est effectuée dans une optique d’harmonisation des saveurs. Pour eux, l’ajout de sucre ne doit pas être considéré comme une fraude, mais plutôt comme un choix stylistique, à condition qu’il soit assumé et communiqué. On peut notamment citer Planteray qui n’hésite pas à préciser le taux de sucre ajouté à certaines de ses cuvées.
Comment détecter l’édulcoration dans le rhum ?
Pour les amateurs souhaitant éviter les Rhums édulcorés, certains indices peuvent être utiles. L’étiquette tout d’abord. De plus en plus de marques et d’embouteilleurs indépendants ne manquent pas de préciser que leurs Rhums sont embouteillés sans additifs. Les plus célèbres sont Mezan et Velier mais c’est aussi le cas de That Boutique-Y Rum Company par exemple. Ensuite le goût. Faites confiance à votre palais. Un Rhum édulcoré aura souvent une douceur prononcée qui peut paraître peu naturelle. Si votre Rhum vous donne l’impression de déguster un dessert liquide, il y a de bonnes chances qu’il ait été « customisé » avant de finir dans votre verre !
Vers plus de transparence ?
L’édulcoration du Rhum reste une question épineuse qui, nous l’avons vu, dépasse largement le paradigme : Rhum sucré = Rhum bidouillé. D’autant que, ne l’oublions pas, ce sont les Rhums fortement sucrés qui ont permis un retour en grâce de la catégorie dans son ensemble à l’échelle internationale. En définitive, la transparence reste le meilleur allié des dégustateurs. Et c’est aussi elle qui permettra de réconcilier tradition et modernité, tout en respectant la diversité des goûts.