Pour beaucoup d’amateurs de Rhum, parler de Rhum vieilli en méthode solera revient presque à proférer une insulte. Et on peut les comprendre. En effet, l’usage de cette expression est souvent au mieux galvaudée, au pire détournée à des fins à peine honnêtes. Pourtant, la solera présente un réel intérêt et n’a plus rien à prouver depuis sa naissance au Moyen-Âge, en Andalousie.
L’Histoire toujours
Incroyable ! Nous allons commencer notre article par un point historique ! En matière de Rhum comme en toute chose, pour comprendre aujourd’hui, il faut connaître hier. Et l’usage généralisé de la méthode solera dans les Rhums de Tradition Hispanique ne fait pas exception. Alors, si vous le voulez bien, oublions le Rhum et les Tropiques pour un instant.
Dès le haut Moyen-Âge en Andalousie, dans un triangle situé en bord de mer, on produit un vin oxydatif très particulier dont le nom dérive de la cité locale de Jerez : le vin de Xérès. Si sa consommation reste locale pendant des siècles, des traces écrites établissent que le vin de Xérès était expédié en Angleterre dès le 12ème siècle en échange de laine. Car, de par ses méthodes de production, le vin de Xérès se prête à merveille aux longs voyages en bateau. Et c’est un euphémisme de dire que les Anglais en deviennent gagas ! Dès le 15ème siècle, les Anglais se hissent à la première place des plus gros consommateurs de Xérès au monde. Devant le Royaume d’Espagne, un comble ! Et ils occuperont cette place pendant 500 ans, les gourmands !
Mais les gourmands sont exigeants. Et ils n’apprécient pas que leur précieux Xérès (qu’ils nomment « Sherry » car difficile de prononcer « Xérès » et encore plus « Jerez » quand on est Anglais), n’ait pas exactement le même goût d’une année sur l’autre. Or, les Andalous ne sont pas du genre contrariant. Surtout lorsque de coquettes sommes, payées en or sonnant et trébuchant, sont en jeu. Ils mettent au point un astucieux système de vieillissement qui leur permet de gommer l’effet millésime que les Anglais abhorrent : la méthode solera.
Solera, kezako ?
Dans la pratique, il s’agit d’un vieillissement dynamique où les vins de différents millésimes sont assemblés via une pyramide de fûts. Et comme souvent, un dessin vaut mieux qu’une longue explication…
Vous souhaitez quand même quelques explications ? Qu’à cela ne tienne ! Le Xérès produit l’année-même rempli les fûts situés au sommet de la pyramide, la 3ème criadera. L’année suivante, le producteur de Xérès va ponctionner 10 à 15% des fûts situés au niveau du sol (d’où le nom « solera », eurêka !) pour l’embouteiller et le commercialiser. Ce vide va être comblé en ponctionnant 10 à 15% du Xérès contenu dans la 1ère criadera. Lui-même étant comblé par la 2ème criadera et ainsi de suite ! On se retrouve donc avec 10 à 15% de volume disponible au sommet de la pyramide que l’on comble avec le Xérès du nouveau millésime.
Là où cela devient intéressant, c’est lorsque le système est entretenu pendant des décennies (voire plus d’un siècle pour les soleras de Xérès les plus anciennes !). Car puisque les fûts ne sont jamais vidés, ils empilent année après année, les millésimes les uns sur les autres. Ce qui permet au producteur d’embouteiller un assemblage qui « s’est fait tout seul » et qui présente un équilibre aromatique imparable. Les Xérès jeunes apportant de la fraîcheur et de la vigueur et les plus vieux apportant complexité et profondeur aromatique. Imparable vous dit-on. Et les Anglois ne s’y sont pas trompés ! Le Sherry devant une boisson incontournable de la consommation quotidienne au Royaume-Uni jusqu’au début du 20ème siècle.
Et le Rhum dans tout ça ?
Pour le Rhum, cela fonctionne exactement de la même façon ! Lorsque les colons hispaniques se mirent à produire du Rhum dans leurs colonies d’Amérique Centrale et du Sud, ils mirent en place des systèmes solera pour faire vieillir leurs eaux-de-vie de canne à sucre. Et cela fonctionne très bien tant que votre clientèle, elle aussi de culture hispanique, est éduquée à la méthode solera. Et ne demande donc pas de précisions quant à l’âge du produit, qui est impossible à établir. Mais voilà…
Les dérives
Les problèmes commencent à apparaître lorsqu’il s’agit de conquérir de nouveaux marchés. Des marchés où votre clientèle, elle, ne sait pas ce qu’est un système solera. Des marchés où votre clientèle, accoutumée depuis des décennies aux mentions d’âge claires du Scotch Whisky, à besoin de connaître l’âge du Rhum qu’elle achète. Car cela la rassure. Plus vieux = meilleur, c’est bien connu ! Et là, patatras !
Dès les années 2000 en Europe, on commence à voir fleurir sur les étiquettes de Rhums latino-américains des mentions d’âge extrêmement flatteuses qui annoncent des 20, 25, 30 d’âge ou plus… Et à des prix modiques par-dessus le marché ! L’astuce consistant à indiquer l’âge du composant le plus ancien de votre solera. Pratique… Le client peu avisé fait alors l’amalgame et se retrouve persuadé d’acquérir un Rhum de 20, 25 ou 30 ans d’âge… Alors qu’en réalité le flacon qu’il a entre ses mains n’en renferme qu’une proportion infime !
Il n’en faut pas plus pour faire une mauvaise réputation à un système de vieillissement quasi-millénaire qui a été adopté par bien des vignobles à travers le monde, tant il produit des vins de qualité (en Champagne, notamment).
Rhum et méthode solera, que dit la Loi ?
Et bien jusqu’à peu, pas grand-chose ! Il faut attendre le 17 Avril 2019 pour l’Europe se penche sur la question du Rhum et légifère plusieurs points sensibles, dont les additifs, l’ajout de sucre et les mentions d’âge en système solera. Et il faudra attendre encore 2 ans de plus (25 Mai 2021) pour que ces lois entrent en vigueur. En substance, qu’en est-il du point de Loi régissant les mentions d’âge du Rhum élevé en Solera ? Nous espérons que les arcanes du vocabulaire technocrate de l’Union Européenne n’a pas de secret pour vous…
ANNEXE III PROCÉDÉ DE VIEILLISSEMENT DYNAMIQUE OU «CRIADERAS Y SOLERA» OU «SOLERA E CRIADERAS»
Le procédé de vieillissement dynamique dit « criaderas y solera » ou « solera e criaderas » consiste à soutirer périodiquement une partie du [Rhum] contenu dans chacun des fûts ou autres récipients en bois de chêne correspondant à une étape de vieillissement et à remplir de nouveau ces fûts ou récipients avec du [Rhum] soutiré à l’étape de vieillissement précédente. […] L’âge moyen du [Rhum] soutiré de la solera est calculé selon la formule suivante : t = Vt/Ve, où :
– t est l’âge moyen exprimé en années
– Vt est le volume total de stocks contenu dans le système de vieillissement, exprimé en litres d’alcool pur,
– Ve est le volume total de produit soutiré en un an pour être expédié, exprimé en litres d’alcool pur.
Dans le cas de fûts et autres récipients en bois de chêne d’une capacité inférieure à 1 000 litres, le nombre de soutirages et de transferts annuels doit être inférieur ou égal au double du nombre d’étapes du système, afin de garantir que le composant le plus jeune ait une durée de vieillissement supérieure ou égale à six mois. Dans le cas de fûts et autres récipients en bois de chêne d’une capacité d’au moins 1 000 litres, le nombre de soutirages et de transferts annuels doit être inférieur ou égal au nombre d’étapes du système, afin de garantir que le composant le plus jeune ait une durée de vieillissement égale ou supérieure à un an.
Fin de citation…
Ça a l’air abscons, mais c’est très simple dans les faits. L’âge de votre Rhum (et donc sa mention d’âge sur l’étiquette) est le résultat d’une opération basique : le nombre total de litres d’alcool pur dans votre solera, divisé par le nombre total de litres d’alcool pur soutirés à chaque embouteillage. Ainsi, s’il y a 1000 litres d’alcool pur dans votre solera et que vous en soutirez 200 litres chaque année pour les commercialiser, votre Rhum aura légalement… 5 ans (1000/200) ! Avouez que c’est tout de suite moins flatteur que 20, 25 ou 30 ans… Notez qu’en fonction de la taille des fûts utilisés dans votre solera, vous êtes limités dans le nombre de rotation et de soutirage que vous pouvez effectuer chaque année.
Voilà pourquoi les producteurs de Rhums vieillis en méthode solera ont peu à peu depuis 2021 remplacés les mentions « 18 años systema solera » par « Solera N°18 » ou tout autre formule pour se mettre en conformité avec la Loi. Ce qui est important car l’objectif final est tout simplement la protection du consommateur… Merci l’Europe !